
Billie Holiday
Figure la plus connue de la sélection des « Elles » du Jazz, Billie Holiday (1915-1959) fait partie de ces artistes qui incarnent une certaine mythologie de cette musique, peuplée d’images de clubs enfumés, d’orchestres en smoking, d’alcool, de drogue…
La première fois que Billie Holiday obtient un engagement professionnel, c’était presque par hasard. Jeune adolescente, alors qu’elle cherche de quoi gagner quelques dollars pour sa mère et elle, le patron du Pod’s & Jerry’s, un club de la 133e Rue à New York, lui demande si elle sait chanter. « J’adorais chanter, tout le temps. […] Chanter était un tel plaisir pour une fille comme moi qui l’avais fait toute sa vie que je ne pensais pas que cela puisse jamais me faire gagner de l’argent », écrit-elle dans son autobiographie, Lady Sings the Blues.
Billie Holiday n’a jamais appris à chanter, ne lit pas la musique, apprend tout d’oreille ; pourtant sa voix compte parmi les plus grandes du 20e siècle. Jamais démonstrative, d’une technique minimale comparée à certaines de ses consœurs, comme Ella Fitzgerald, elle parvient à transpercer les âmes en chantant les émotions brutes. Sa voix rauque, habitée, au grain râpeux, est emblématique de la tradition vocale des chanteuses de blues, dans la lignée de Ma Rainey ou Bessie Smith. Une chanteuse qu’elle a, avec Louis Armstrong, beaucoup écoutée, enfant.
Sa vie est marquée par la violence et l’abus. Abandonnée par son père, traumatisée par la mort de sa grand-mère, violée par un voisin à 11 ans, envoyée chez des bonnes sœurs maltraitantes, prostituée (possiblement par sa mère) à 13 ans… Elle bascule dans des addictions dont elle ne se libérera jamais, et ses différents conjoints sont quasi-systématiquement des hommes violents et manipulateurs. Surveillée par le FBI, elle fait un séjour en prison d’un an pour usage de stupéfiants, et comparaît plusieurs fois devant le tribunal. Ses frasques font régulièrement la une des journaux.
Peut-être plus qu’une autre, Billie Holiday a écrit et chanté des chansons qui la concernaient directement. Without Your Love, Lover Man, All Of Me, Don’t Explain, Solitude, Ain’t Nobody’s Business if I Do, My Man : la plupart de ses succès racontent l’amour déçu, et la violence des relations humaines. L’un d’entre eux est resté particulièrement célèbre. Écrit par Lewis Allen en 1937 et interprété pour la première fois par Billie Holiday en 1939, Strange Fruit décrit un « étrange fruit » qui se balance au bout d’un arbre — en fait le corps d’un homme noir victime de lynchage, une pratique malheureusement courante à l’époque, dans le Sud des États-Unis. À une période où les protest songs ne sont pas encore à la mode, la chanson fait grand bruit, mais, malgré les menaces, Billie Holiday refuse de la retirer de son répertoire.
Billie Holiday, qui s’appelle en réalité Eleonora Fagan, partage la scène avec tout ce que le jazz comptait à cette époque de célébrités [masculines, of course] : Benny Goodman, Louis Armstrong, Count Basie, Lester Young, Artie Shaw, Lionel Hampton, Fletcher Anderson… En 1941, son interprétation de God Bless the Child, dont elle a écrit le texte, se vend à plus d’un million d’exemplaires. En 1948, à sa sortie de prison, les gens font la queue dans la rue pour l’écouter au Carnegie Hall, la prestigieuse salle de concert new-yorkaise. En 1954, elle effectue pour la première fois une tournée en Europe et participe à l’édition inaugurale du festival de Newport.
Elle disparaît en 1959, menottée à son lit d’hôpital pour énième possession de stupéfiants, atteinte d’une cirrhose du foie, achevée par une crise cardiaque. Comme beaucoup de ses contemporains, Charlie Parker en tête, Billie Holiday s’est consumée à force d’abus, de nuits sans fin, de tournées harassantes, de violences racistes… À un journaliste qui lui demande pourquoi tant de grands du jazz sont morts prématurément, elle confie : « La seule réponse que je peux apporter à cette question est : on essaye de vivre 100 jours en 1. Personnellement, j’ai essayé de plaire à tant de gens… Je suppose qu’on a tous souffert. »